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Crédit Photo : Audrey Michel

Hier, alors qu’on paradait, distribuant en costume les tracts de notre spectacle Jeux de l’amour et du pouvoir, une des festivalières me lance : « Je l’ai déjà, merci ! » À cette réponse, que nous entendons régulièrement, je rétorque: « Alors, on va se mettre d’accord, madame, ils ne sont pas à collectionner, c’est pour vous convier à vous rendre à notre spectacle ! » La répartie fait toujours sourire, et c’est en général une bonne entrée en matière pour discuter (certains sont même allés jusqu’à échanger des doubles avec moi). La festivalière désigne alors le tas de tracts sur la table, une occasion pour moi d’en remettre une couche sur sa prétendue collection. Après quelques échanges, elle remarque : « Je ne sais pas s’il est du coin, l’imprimeur qui fait toutes vos affiches et vos prospectus, mais ça doit être une aubaine pour lui, Avignon ! » Il est évident que ce n’est pas le même imprimeur qui réalise tous les outils de communication des 1092 compagnies, du festival OFF et du IN, mais c’est indéniablement un pan économique largement sous-estimé.

Lorsqu’on parle de culture, il est rare de parler d’argent – c’est même souvent un gros mot ! Pourtant, la culture ce n’est pas des subventions à perte ou des « intermittents qui se la coulent douce ». J’invite d’ailleurs ceux qui le croient encore à relire les précédentes chroniques ou à venir faire un stage quelques jours avec nous sur ce festival… Des études réalisées par l’Insee ou par des cabinets privés ont d’ailleurs mis en évidence le fait que la culture rapportait sept fois plus au PIB que l’industrie automobile (source l’express / la tribune).  Il s’agit certes là de données qui me dépassent, d’autant que l’objectif premier de ces chroniques d’Avignon OFF est d’ouvrir une fenêtre sur ce festival vu de l’intérieur. À ma petite échelle, je sais cependant ce que les compagnies déboursent. Aux loueurs de salles de spectacle : de 5 000 à 25 000 euros selon les jauges et les horaires pour le mois (chiffre qu’il faut multiplier par le nombre de spectacles, ainsi un théâtre reçoit-il plus d’une dizaine de spectacles par jour). Pour le logement : un studio se loue facilement 1 500 euros et un appartement au minimum 5 000 euros pour le mois (on comprend que les Avignonnais qui louent leurs appartements aux étudiants le reste de l’année s’assurent en général que le bail se termine bien en juin).

Place de l'horloge avignon off croquis Alice Trystram

Croquis : Alice Trystram

Mais l’exemple le plus frappant de ce que rapporte le festival économiquement est celui des restaurateurs. Il suffit de discuter avec eux pour se rendre compte de la vitalité d’un tel événement. Pour un restaurateur, le mois de juillet correspond à 60 ou 70% de son chiffre d’affaires annuel ! Un pourcentage impressionnant : quel entrepreneur aujourd’hui peut affirmer faire quasiment une année en un mois ? De quoi mesurer l’ampleur du drame économique pour toute une région en cas d’annulation ou de perturbation du festival (comme cela avait été le cas en 2003 lors de la grève des intermittents).

Pour autant, ça ne rapporte pas à tout le monde. Et comme souvent, c’est le générateur principal de la ressource qui touche le moins. Ici, l’artiste. Un comédien, pour son travail acharné durant le mois, est souvent payé au lance-pierre. En pratique, il n’est souvent rémunéré que pour les représentations proprement dites, soit deux heures de travail, ce qui est minime en regard du travail effectif. Et c’est là qu’entre en jeu l’intermittence, venant compléter ce maigre salaire. Il faut reconnaître que l’engagement économique des compagnies est déjà colossal : pour rentrer dans ses frais, une compagnie doit espérer remplir au moins une moitié de salle tous les jours, et vendre trois fois le spectacle à des programmateurs. Mais parce que les artistes croient en ce qu’ils font et que sont des entrepreneurs acharnés, beaucoup sont prêts à prendre le risque.

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Crédit photo : Audrey Michel

Ici, à Avignon plus qu’ailleurs, cette évidence est frappante dans une France (première destination touristique mondiale) où la culture en plus de tous ce qu’elle apporte par essence est un formidable acteur économique !

Pour conclure, et avec son aimable autorisation, voici un petit texte de Jacques Chambon. Connu pour son rôle de Merlin dans Kaamelott, il est aussi et avant tout auteur et metteur en scène de très nombreuses et excellentes pièces. Il a participé à quatorze festivals OFF (!) et a vu les choses évoluer progressivement. Témoignage :

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« Demain va débuter le festival OFF d’Avignon. Je dis un gros « Merde ! » à tous mes amis qui se préparent à y jouer. Je n’y serai pas. Je n’ai pas les moyens d’investir 25 000 euros pour participer à ce « marché du spectacle vivant » qui enrichit les loueurs de salles, les loueurs d’appartements, les bars, les restaurants, les commerces, et qui compromet l’avenir financier de nombreuses compagnies. Dans le festival OFF, les seuls qui payent, ce sont les compagnies et les spectateurs. Pour les autres, c’est le jackpot. Je n’ai pas les moyens d’investir 25 000 euros pour être vu par des programmateurs venus faire, à peu de frais, le marché de leur future saison culturelle en trois jours et deux nuits avignonnaises, s’épargnant ainsi la contrainte d’aller au spectacle le reste de l’année. Je ne suis pas prêt à amputer mon spectacle de dix minutes pour tenir dans le créneau d’1h30, montage et démontage compris, généreusement octroyé par le théâtre qui me fera la faveur d’accepter les 12 000 euros réglés d’avance pour me produire. Le festival OFF est devenu le passage obligé pour espérer faire vivre un spectacle au-delà de ses dates de création, mais c’est un passage obligé exorbitant. Les festivals OFF d’Avignon ne sont pas un événement culturel, c’est une grande foire commerciale où les équipes artistiques payent très cher l’espoir de vendre leur production. Et le triste paradoxe, c’est que si j’avais 25 000 euros, je serais probablement au festival avec Les Sentinelles… Plein de pensées pour vous tous, mes copains festivaliers ! Vous êtes les porteurs exclusifs de l’émotion contenue dans ce vaste foutoir. »

Jacques Chambon 6/06/2016

Retrouvez d’autres chroniques et découvrez les coulisses du festival Off dans mon livre Sur le front d’Avignon

« Tous ceux qui aiment ce festival devraient avoir à cœur de lire ce récit, pour comprendre la réalité de ce que vivent ceux par qui il existe : les artistes. »

La Provence